Vue aérienne d’un parking rempli de voitures d’occasion, symbolisant la saturation du marché automobile.

Véhicule électrique d’occasion : fissures invisibles dans la transition

Le marché gelé par la peur

Les concessionnaires peinent à écouler des VEO (véhicule électrique d’occasion) : délai de rotation dépassant 150 jours, marges comprimées, export massif à l’international.
Le constat est partout le même : les stocks s’accumulent, les valeurs résiduelles se dégradent, la confiance s’évapore.

Mais le fond du problème n’est pas technique. Il est capitalistique, cognitif et culturel.
L’offre électrique neuve, dopée par les aides, la fiscalité et la guerre des prix, alimente des retours massifs sur le marché, saturant l’écosystème de l’occasion.
Et en face, la demande ne suit pas, prisonnière d’un mélange d’ignorance, de réflexes thermiques et de peur du progrès.

Autrement dit : le client doute de ce qu’il ne sait pas mesurer.
Et le marché doute du client.

Les fausses croyances : quand la batterie fait peur

L’obstacle principal n’est pas la batterie en elle-même, mais l’imaginaire qu’elle charrie.
Les acheteurs croient qu’elle s’use comme une pile, qu’elle mourra un matin sans prévenir, qu’elle coûte plus cher à remplacer que la voiture entière.
Rien de tout cela n’est vrai.

Les batteries modernes (LFP, NMC) tiennent 300 000 à 500 000 km.
Leur dégradation est lente, mesurable, anticipable.
Et surtout, elles sont garanties 8 ans ou 160 000 km, soit davantage que n’importe quel moteur thermique.
Une batterie ne casse pas par surprise : son état se suit, son usure se prévoit, son comportement se trace.
Un moteur diesel, lui, peut mourir sans bruit, sans indicateur, sans avertissement.

Le risque n’est pas dans la batterie, il est dans la tête.

La fracture cognitive : un marché orphelin de repères

Acheter une voiture thermique d’occasion, c’est familier : on sait reconnaître un moteur qui tourne rond, une boîte qui accroche, une odeur suspecte.
Acheter un VEO, c’est entrer dans un univers technique sans code culturel.
Les clients ne comprennent pas les kWh, le SoH (State of Health), les cycles de charge.
Ils ont peur non pas de la panne, mais de ne pas savoir.

Une étude récente utilisant la Theory of Planned Behavior le montre clairement : la volonté d’acheter un VEO dépend de deux facteurs psychologiques : la perception de contrôle (maîtrise des informations) et l’attitude face à l’inconnu.
Quand les repères s’effacent, le désir s’éteint.

Le VEO inverse la charge cognitive de l’achat : il faut comprendre avant d’aimer.

Quelques chiffres en témoignent :

  • En Europe, seuls 31 % des acheteurs se disent “plutôt ou très susceptibles” d’acheter un véhicule électrique d’occasion.
  • En France, malgré une croissance x7 du marché depuis 2021, la rotation reste deux fois plus lente que pour un thermique.
  • Et dans les études qualitatives, les acheteurs évoquent toujours les mêmes freins : “batterie fatiguée”, “valeur incertaine”, “pas de recul”.

Bref, le marché n’est pas immature : il est désorienté.
L’acheteur est livré sans boussole, sans historique de charge, sans standard de notation.
C’est une perte totale de signal de confiance.

Le moteur thermique offrait du bruit, des vibrations et de la crasse : des preuves de vie.
Le VEO, lui, n’offre que le silence. Et le silence, ça angoisse.

Le paradoxe économique : le neuf plus attractif que l’occasion

Le marché du VEO est aussi piégé par ses propres mécanismes.
Les aides publiques, les baisses de prix VN et les formules de location longue durée ont créé un paradoxe : les mensualités d’un véhicule électrique neuf sont souvent inférieures à celles d’un occasion.

Résultat : un marché cannibalisé par son amont.
Le VEO devient irrationnel : trop cher pour l’occasion, trop jeune pour la casse.
Les distributeurs, eux, accumulent des stocks qu’ils écoulent à perte ou à l’export (77 % des VEO adjugés chez BCAuto Enchères partent à l’étranger).
L’économie circulaire tourne à vide.

5. Recyclage & circularité : l’échec latent d’une boucle vertueuse

Si les VEO ne se vendent pas, c’est pire qu’une stagnation : c’est une immobilisation de matière première critique.
Les batteries ne retournent ni dans les chaînes de recyclage, ni dans les circuits de seconde vie.
Elles restent stockées, “batteries captives” d’une transition qui prétend être circulaire.

Obstacles techniques et économiques
  • Les chimies variées (LFP, NMC, etc.) rendent le recyclage complexe.
  • La logistique inverse (transport, stockage, sécurité) coûte cher et reste dangereuse.
  • Les prix des métaux dictent la rentabilité : quand le lithium baisse, le recyclage s’arrête.
  • Les volumes “en fin de vie” sont encore trop faibles pour rendre les usines rentables.
  • Les obligations de reprise restent inégales, les standards de traçabilité embryonnaires.

Au Royaume-Uni, plus de 90 % des batteries usagées sont simplement stockées, faute d’infrastructures de raffinage.
En Europe, les usines de recyclage (Veolia, Northvolt, Eramet) tournent en dessous de leur capacité faute de flux entrants.
Et pendant ce temps, les importations de lithium et de nickel repartent à la hausse.

Tant que le marché du VEO restera bloqué, la souveraineté énergétique européenne restera un mirage comptable.

La boucle cassée : le VEO comme point de blocage de la transition

La circularité électrique suppose que le flux soit fluide :
VEO vendu → batterie récupérée → recyclée ou redirigée vers une seconde vie.
Mais si le VEO ne se vend pas, la batterie ne sort pas du véhicule.
Elle ne peut donc pas être retraitée ni réaffectée.

C’est un paradoxe industriel majeur :
plus le marché de l’occasion s’enlise, plus on retarde la boucle vertueuse censée justifier la filière.
Et chaque véhicule invendu devient un micro-sarcophage de métaux rares.

Tant que le véhicule électrique ne meurt pas, il ne renaît pas.

Ce qu’on pourrait (vraiment) faire

Rendre la batterie lisible

Créer un label européen d’état de santé batterie, simple, vérifié, lisible par tous.
Un “contrôle technique électrique” indiquant :

  • capacité utile restante,
  • nombre de cycles,
  • température moyenne,
  • garantie restante.En clair, rendre visible la fiabilité.
Réhabiliter la confiance

Former les vendeurs VO à la pédagogie, pas à la défense.
Cesser de vendre le VEO comme un OVNI technique, et le repositionner sur son vrai terrain : la fiabilité et le coût de détention.

Car objectivement, le VEO est aujourd’hui le produit mécanique le plus fiable de l’histoire automobile.

Fluidifier la circularité

Mettre en place une économie organisée de la seconde vie :

  • batteries de VEO réemployées en stockage stationnaire,
  • reprise obligatoire et valorisée,
  • bonus de revente ou de recyclage pour déclencher le flux.La circularité ne se décrète pas : elle s’entretient.

En réalité, le problème n’est pas le VEO, mais le cerveau du marché

Le VEO ne souffre pas d’un défaut technologique, mais d’un défaut cognitif collectif.
Nous sommes en train de rejouer le même scénario qu’à chaque révolution technique : le progrès avance plus vite que la culture qui devrait l’accompagner.

Ce n’est pas la technologie qui est immature, c’est le public.

Acheter un véhicule thermique d’occasion, c’est acheter la nostalgie d’un monde qu’on comprend.
Acheter un VEO, c’est admettre que la mécanique n’est plus organique mais logique, que la panne est mesurable, et que la possession change de sens.
C’est un saut culturel que beaucoup refusent encore de faire.

Tableau de synthèse : les blocages et leviers du marché VEO

Ce tableau de bord résume la mécanique complète du blocage VEO, de la cause initiale à la conséquence systémique, et pointe les leviers concrets pour remettre la circularité en mouvement.

Tableau de synthèse du marché VEO

Mécanique du blocage, enchaînement des effets et leviers de correction. De la vente VN à la circularité effective.

Étape du cycle Problème actuel Cause profonde Conséquence systémique Leviers de correction
1. Production et vente VN Surproduction tirée par aides et baisses de prix VN Marché de l’offre, incitations concentrées sur le neuf Saturation du parc récent, érosion des valeurs résiduelles Rééquilibrage des aides vers le VO, bonus de revente électrique, quotas d’achats publics en VO
2. Marché du VO Délai de rotation x2, marges comprimées, export massif Méfiance acheteurs, absence de repères objectivés Stocks bloqués, prix dégradés, fragilisation des réseaux Label européen d’état batterie, standard de notation SoH, historique de charge vérifié
3. Acheteur final Risque perçu élevé malgré un risque réel faible Fracture cognitive, peur de l’inconnu technique Demande rationnée, marché gelé Pédagogie commerciale orientée coût de détention, garanties lisibles, comparatifs chiffrés
4. Revente et recyclage Batteries immobilisées dans des véhicules invendus Flux retour insuffisant vers seconde vie et recyclage Usines sous-alimentées, matières critiques non récupérées Bonus de recyclage, obligation de reprise effective, filières seconde vie stationnaire organisées
5. Filière industrielle UE Circularité théorique, souveraineté illusoire Coordination politique et économique insuffisante Dépendance persistante aux importations de métaux Mise en œuvre pleine du passeport batterie, objectifs de récupération opposables, achats publics pro-VO

Lecture recommandée : d’abord la diagonale des symptômes, puis les colonnes des causes et des leviers. Sans label d’état batterie et sans incitation au flux retour, la circularité reste un slogan. Avec eux, le VEO redevient un marché et la transition redevient une industrie.

À lire en diagonale d’abord, puis en colonne.
La première colonne suit le cycle réel d’un VEO, de la sortie usine à la fin de vie.
La deuxième photographie le symptôme terrain.
La troisième révèle la cause profonde, souvent cognitive autant qu’économique.
La quatrième montre la facture systémique, celle que personne ne paie aujourd’hui mais que tout le monde subit.
La cinquième n’est pas une liste de vœux pieux, c’est un plan de marche minimal.

Sans certification batterie lisible, pas de confiance.
Sans bonus de revente ou de recyclage, pas de flux retour.
Sans coordination européenne, pas de souveraineté.
On ne sauvera pas la transition avec des slogans, mais avec un marché de l’occasion qui respire.

🔄 Mise à jour
À la suite d’un échange avec Cédric Junillon, fondateur de WattEd, un point supplémentaire a été intégré à l’analyse.

La perception d’obsolescence joue un rôle majeur dans la faible attractivité des VEO.
Les véhicules électriques évoluent rapidement sur le plan technique, mais la différence d’usage reste souvent marginale.
Cette impression de “retard technologique” renforce la préférence pour les modèles neufs en LOA, au détriment d’un marché de l’occasion pourtant riche en opportunités réelles.

Sortir du gel

Le diagnostic est posé, les leviers sont connus : il ne manque pas de solutions, mais de mise en mouvement.
L’industrie ne peut pas éternellement soutenir une transition à moitié faite — des voitures vendues, mais pas revendues ; des batteries produites, mais pas recyclées ; une écologie qui se rêve circulaire, mais tourne en rond.

Le marché du VEO est la pièce manquante de la transition électrique : sans lui, tout le modèle s’effondre par le milieu.
Il ne manque ni technologie ni volonté politique, juste un peu d’intelligence collective.

L’Union européenne impose depuis 2024 une refonte complète du cadre réglementaire des batteries : le Battery Regulation (règlement (UE) 2023/1542), qui remplace la directive Batteries depuis le 18 août 2025.
Parmi ses mesures phares : l’obligation de fournir un Battery Passport pour toutes les batteries de plus de 2 kWh(véhicules et industrielles) mises sur le marché européen à partir de février 2027.
Ce texte relie pour la première fois conception, usage et fin de vie dans une logique continue.
S’il est appliqué sérieusement, il peut transformer ce marché gelé en flux vertueux.

Certains constructeurs ont déjà pris de l’avance.
Kia, par exemple, expérimente un système de tracking temps réel des batteries, véritable passeport numérique accessible aux utilisateurs comme aux techniciens, une innovation que j’avais détaillée dans cet article consacré au ‘battery passport cellulaire’ de Kia.
Ce dispositif préfigure la transparence que tout le secteur devra adopter : la traçabilité comme condition de confiance.

Le plan européen donne le cadre, les constructeurs testent les outils.
Reste à réapprendre à vendre et à acheter, dans un monde où la fiabilité n’est plus une promesse mais une mesure.

Le vrai recyclage commencera le jour où l’on cessera de jeter la confiance avec le véhicule.

💡 Ce billet s’inscrit dans la série “Sillages de l’électromobilité”
Ces cinq fils rouges (Sillages) traversent mes publications :
Cartographie des segments, Distribution & Économie, Marketing du VE, Marques & Modèles, Technologies du VE.

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