L’ère logicielle dans le véhicule électrique : la vraie rupture n’est plus ‘sous le capot’
Le virage logiciel du VE : un changement d’ère
Ce n’est plus le moteur qui fait la voiture, mais le code.
La formule peut sembler provocatrice, mais elle décrit exactement ce qui est en train de se produire dans l’automobile électrique. Longtemps, la bataille technologique s’est jouée autour de la chimie des batteries, de la puissance de charge, ou du rendement moteur.
Aujourd’hui, une autre bataille se dessine : celle des lignes de code, des mises à jour à distance, de l’expérience logicielle embarquée.
Le software-defined vehicle (SDV) — véhicule défini par logiciel — n’est pas un simple slogan marketing.
C’est une réalité industrielle déjà tangible, qui redéfinit en profondeur la chaîne de valeur automobile : depuis l’architecture électronique jusqu’au modèle économique.
Dans ce nouveau paradigme, le logiciel devient un organe vital.
Il pilote, structure, hiérarchise.
Il conditionne les fonctions de sécurité (ADAS), les interfaces utilisateur, la recharge, les performances climatiques et même la stratégie commerciale (via les options déverrouillables ou les abonnements).
Ce glissement n’est pas anodin.
Il modifie les priorités de conception, mais aussi les repères des clients : on ne compare plus deux véhicules par leur nombre de chevaux, mais par leur interface, leur ergonomie logicielle, leur capacité à évoluer dans le temps.
La voiture devient un produit en mouvement, dont l’identité n’est plus figée à l’achat.
Les constructeurs qui l’ont compris les premiers : Tesla, XPeng, Volvo ou Smart, en tirent un avantage décisif.
Ceux qui restent prisonniers d’une logique matérielle peinent à suivre la cadence.
Les piliers techniques du véhicule logiciel
Derrière la façade minimaliste d’un cockpit moderne se cache une révolution invisible : celle de l’architecture électronique du véhicule.
L’ère logicielle repose sur une refonte complète des entrailles du système, bien au-delà de l’écran tactile central.
Architecture E/E : rationaliser pour mieux piloter
Le cœur du software-defined vehicle, c’est son architecture E/E (électrique / électronique). Traditionnellement, chaque fonction automobile disposait de son propre calculateur (ABS, ESP, climatisation, etc.). Résultat : des dizaines d’unités électroniques autonomes, mal intégrées, difficiles à faire évoluer.
La nouvelle génération inverse cette logique. Elle repose sur des architectures centralisées, parfois zonales, où quelques calculateurs puissants (domain controllers) pilotent l’ensemble. Résultat : plus de cohérence logicielle, des temps de réponse réduits, et surtout la possibilité d’implémenter des fonctions nouvelles sans modifier le matériel.
Tesla a montré la voie, suivi par XPeng avec sa plateforme XEEA (Xpeng Electric Electrical Architecture), puis Hyundai avec e-GMP, Smart avec sa base Geely-MEA, ou encore Mercedes avec MB.OS. Tous cherchent à créer une colonne vertébrale logicielle stable, sur laquelle peuvent s’agréger des fonctions OTA (Over-The-Air) au fil du temps.
Dans une logique encore plus radicale, Tesla a adopté sur le Cybertruck une approche de réseau entièrement numérisé, avec des connexions en câble Ethernet, remplaçant les traditionnels faisceaux cuivre.
Objectif : alléger la structure, centraliser le flux de données, et ouvrir la voie à une modularité encore plus poussée.
Ce type de choix montre à quel point le câblage lui-même devient un enjeu stratégique dans la conception des véhicules logiciels.
OTA, BMS, ADAS : les nouveaux cerveaux
Le logiciel ne se limite pas au cockpit. Il irrigue les fonctions les plus critiques du véhicule :
- OTA (Over-The-Air updates) : mises à jour logicielles à distance, sans passage en atelier. Tesla envoie des correctifs, des gains d’autonomie, voire des performances accrues par simple téléchargement.
- BMS (Battery Management System) : pilotage fin des cellules de batterie, température, équilibrage, recharge intelligente.
- ADAS (Advanced Driver Assistance Systems) : assistances évolutives, calibrables, personnalisables selon le profil utilisateur.
Autre pièce stratégique : l’onduleur, souvent négligé. C’est lui qui convertit l’électricité de la batterie pour alimenter le moteur. Optimisé par logiciel, il devient un vecteur direct de performance, d’efficience et même de style de conduite.
En bref, la chaîne de traction, l’autonomie, la sécurité, l’expérience de conduite… tout dépend désormais de la capacité logicielle à synchroniser les organes matériels.
Intégration logicielle : différenciation ou enfermement ?
À mesure que le logiciel devient central, une nouvelle frontière se dessine : celle du contrôle. Qui pilote l’expérience ?
Qui décide de l’activation des fonctions ?
Qui détient la clé du véhicule que vous avez pourtant payé ?
L’interface propriétaire comme stratégie de verrouillage
Le software-defined vehicle donne aux constructeurs un pouvoir inédit : celui de désactiver ou d’activer des fonctionnalités à la volée, à distance, parfois sur abonnement.
Chauffage des sièges, capacité de batterie, ADAS, vitesse maximale, préconditionnement thermique, qualité audio… tout peut devenir une ligne tarifaire, configurable par une ligne de code.
Le marketing appelle cela de la flexibilité.
Le client a raisonnablement le droit d’y voir une extorsion maquillée.
Tesla a ouvert la voie, en désactivant partiellement des batteries selon les versions, ou en réservant certaines fonctions à l’abonnement Premium Connectivity.
BMW a tenté l’activation des sièges chauffants payants (échec médiatique cuisant). Mercedes pousse plus loin encore : 1 200 $ annuels pour gagner 0,8 seconde sur le 0–100 km/h en EQE.
La logique est simple : vendre un véhicule bridé, puis monétiser le déverrouillage.
Ce modèle n’a de sens que dans un univers 100 % logiciel, où les fonctions ne dépendent plus du hardware.
Un logiciel, plusieurs philosophies
Face à cette stratégie d’enfermement, d’autres approches émergent.
XPeng propose un cockpit intelligent évolutif, où la personnalisation est forte mais sans verrouillages abusifs.
Volvo mise sur une transparence scandinave (abonnement Google intégré, interface lisible).
Renault tente un positionnement intermédiaire, entre souplesse et pilotage centralisé via Ampere.
La frontière est fine entre intégration cohérente et dépendance forcée.
Elle se joue aussi dans les alliances industrielles : maîtriser son propre OS (Operating System) ou sous-traiter à Google Automotive Services ?
Créer une interface maison ou céder aux solutions de commodité ?
La question n’est pas que technique.
Elle est stratégique, économique, politique même : elle concerne la souveraineté de la relation client, la maîtrise des flux de données, et la capacité à construire une fidélité durable sans captation abusive.
Interfaces, MàJ, cockpit : la nouvelle expérience de conduite
Un écran central, quelques lignes minimalistes, un menu déroulant fluide… Ce que l’on voit, ce que l’on touche, ce que l’on comprend à bord d’un véhicule électrique est devenu l’interface principale entre la marque et son client. Fini les boutons à foison, les compteurs mécaniques, les ruptures fonctionnelles. Le cockpit numérique n’est plus un accessoire : il est le visage du véhicule.
L’UX comme critère de performance
Dans un software-defined vehicle, la performance n’est plus seulement mesurable en secondes, en kilowatts ou en kilomètres.
Elle se mesure aussi en cohérence d’interface, en fluidité d’usage, en intelligibilité des commandes.
- Tesla a imposé un standard de réactivité et de lisibilité, au prix parfois d’une ergonomie discutable.
- XPeng propose un cockpit dynamique, contextuel, adaptatif, doté d’assistants vocaux efficaces et d’interactions IA avancées.
- Smart #1, Polestar, Volvo EX30 et même Renault (Mégane E-Tech) misent sur une lisibilité scandinave, épurée, centrée sur l’essentiel.
Ce n’est plus une option esthétique.
C’est une promesse de confort, d’intelligence et de sérénité.
Une expérience qui évolue dans le temps
Le cockpit d’aujourd’hui n’est plus celui de demain.
Les mises à jour OTA ne corrigent pas seulement des bugs : elles transforment l’usage, ajoutent des fonctions, modifient des menus, réorganisent la hiérarchie visuelle.
Certains constructeurs améliorent l’autonomie, la gestion thermique ou l’ADAS par simple téléchargement.
D’autres peaufinent l’interface audio ou l’assistant vocal.
Cela suppose une autre manière de concevoir la voiture : comme une plateforme évolutive, non comme un produit figé.
Cela suppose aussi une autre manière de conduire : accepter que l’on ne maîtrise plus tout, que des choix soient faits à distance, parfois sans demande explicite.
Le logiciel n’est pas neutre. Il exprime une vision du monde.
Le statut social par l’interface
Enfin, l’UX devient aussi un vecteur symbolique.
Conduire un véhicule à cockpit obsolète, à menus lents, à interface vieillotte, c’est renvoyer une image de retard technologique, presque de déclassement.
À l’inverse, une interface fluide, élégante, personnalisable, valorise le conducteur, au même titre qu’un moteur V6 atmosphérique en 1995.
Dans un marché saturé, le design d’interface est devenu une arme de positionnement.
Tableau comparatif ‘maturité logicielle’ par constructeur
Pour mesurer concrètement la bascule vers l’ère logicielle, voici un comparatif synthétique des principaux constructeurs automobiles engagés dans le véhicule électrique.
Cinq dimensions sont analysées : architecture logicielle, capacités OTA, modèle économique, UX et positionnement stratégique.
Constructeur | Architecture logicielle | Capacités OTA | Modèle économique logiciel | Positionnement global |
---|---|---|---|---|
BMW | Mix maison et tiers, UX inégale | Partielles, sur certains modèles | Expérimental, dépend des modèles | Hétérogène, manque de cohérence |
BYD | Architecture propre, évolutive mais verrouillée | Solides mais peu visibles | Fonctions réservées par finition ou MAJ | Solide mais fermé |
Cadillac | Ultium + Android Automotive, intégration avancée | Fonctionnelles, cockpit + fonctions dynamiques | Abonnements en test sur gamme haut de gamme | Transition premium, en avance sur GM globalement |
Ford | Plateforme mixte, interface peu unifiée | Limitée, OTA en déploiement | Incohérent, UX peu valorisée | Transition timide, manque de vision |
Hyundai | e-GMP + surcouches maison, cohérence croissante | Progressives, en montée | Freemium progressif, modèle hybride | Progression stratégique notable |
Mercedes | MB.OS propriétaire, modularité moyenne | Disponibles, mais limitées | Verrouillage par fonctions premium payantes | Premium verrouillé, expérience forte |
Peugeot | e-CMP / STLA, architecture partagée, peu optimisée | Très limitées, rares MAJ | Quasi absent, modèle figé | En retard sur l’intégration logicielle |
Renault | Ampere à construire, partiellement sous-traitée | Débutantes, surtout sur gamme Ampere | À construire, approche prudente | En construction, potentiel fort |
Smart | Geely + interface Mercedes, intégration cohérente | Très bonnes sur Smart #1 | Simplicité assumée, peu de blocages | Compact premium UX-friendly |
Tesla | Propriétaire complète, ultra-centralisée | Complètes, fréquentes, puissantes | Abonnements + fonctions verrouillées | Maîtrise complète, agressive |
Toyota | Architecture propriétaire lente à évoluer | Quasi absentes, dépendance au hardware | Pas encore structuré, verrouillage inexistant | Très en retard, résistance culturelle |
Volkswagen | MEB + VW.OS en transition, intégration moyenne | Présentes mais inconstantes | Abonnements naissants, UX confuse | Transition laborieuse, ambition affichée |
Volvo | Google + surcouche Volvo, intégration modérée | Correctes, centrées UX | Google intégré, abonnement indirect | Sobriété UX, bonne expérience |
XPeng | Plateforme XEEA, très intégrée | Évolutives, cockpit + ADAS | Personnalisation avancée, peu de blocages | Innovation logicielle assumée |
Ce tableau révèle plusieurs clivages nets.
D’un côté, des constructeurs qui ont déjà structuré une logique logicielle complète, cohérente, presque invisible tant elle est fluide : Tesla, XPeng ou Volvo.
Chez eux, le code n’est pas une couche ajoutée, mais l’ossature du produit.
De l’autre, des marques historiques comme Toyota ou Peugeot, encore empêtrées dans une conception matérialiste du véhicule, où le logiciel reste périphérique et mal intégré.
Entre les deux, quelques trajectoires hybrides : Renault, encore en construction ; Volkswagen, en transition douloureuse ; Hyundai, en montée rapide.
Ce n’est plus un critère secondaire. La maîtrise logicielle conditionne désormais l’identité perçue, l’expérience d’usage, les marges opérationnelles et la fidélité du client. Autrement dit : c’est le nouveau moteur stratégique.
Conclusion : le logiciel comme levier stratégique
Dans la bataille du véhicule électrique, le moteur n’est plus au cœur de la promesse.
Ce sont désormais l’interface, l’architecture logicielle, et la capacité à faire évoluer le véhicule dans le temps qui définissent sa valeur réelle.
Le software-defined vehicle transforme la voiture en produit modulaire, en plateforme de services, en interface stratégique avec l’utilisateur.
Ce changement d’ère bouscule les hiérarchies : certains constructeurs historiques peinent à suivre, pendant que de nouveaux entrants imposent leurs standards.
Le logiciel devient à la fois un outil de différenciation, un terrain de fidélisation, et un risque d’enfermement s’il est mal pensé.
Dans ce nouveau paysage, le vrai luxe n’est plus une sellerie cuir ou une puissance brute.
C’est une expérience fluide, évolutive, cohérente, qui respecte l’utilisateur tout en valorisant la maîtrise technique du constructeur.
Et ce luxe-là ne se mesure pas en chevaux, mais en lignes de code.
Le futur automobile ne se construit plus sous le capot. Il s’écrit dans le firmware.
Pour aller plus loin
Architecture logicielle, modularité, expérience utilisateur… Une plate-forme dédiée conditionne tout : habitabilité, évolutivité, logique OTA.
Comprendre la technique, c’est lire entre les lignes du storytelling constructeur.

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Léon Chelli arpente les mondes de l’automobile et des énergies renouvelables à travers la transition écologique. Il y déchiffre mutations industrielles et stratégies de marché avec la lucidité un peu sauvage d’un promeneur qui choisit ses propres sentiers.
Il explore les transitions avec une vision systémique, entre ironie assumée et clarté analytique.