Syndrome du pénultième : la peur de tomber plus bas
L’être humain n’a pas peur de la pauvreté. Il a peur du pauvre.
C’est la leçon amère du syndrome du pénultième, ce trouble collectif qui fait préférer la stagnation à la solidarité.
Formulé par les économistes Ilyana Kuziemko (Princeton) et Michael I. Norton (Harvard), le concept décrit cette réaction étrange : ceux qui vivent juste au-dessus du seuil de pauvreté refusent les politiques de redistribution. Non parce qu’ils s’enrichiraient moins, mais parce qu’ils redoutent d’être confondus avec « ceux d’en dessous ». L’« avant-dernier » ne veut surtout pas devenir dernier.
Ce réflexe n’est pas une question de morale, c’est une mécanique de peur. Une peur entretenue, cultivée, instrumentalisée.
Une peur rationnelle dans un monde irrationnel
Le syndrome du pénultième, c’est l’angoisse du déclassement transformée en réflexe politique.
Les études de Kuziemko et Norton (2011, 2015) ont montré que plus on est proche du bas de l’échelle, plus on s’accroche à son rang relatif, même si cela nuit à son intérêt absolu. On préfère rester pauvre parmi des pauvres que voir d’autres monter.
C’est une aversion à la perte de statut, plus qu’à la perte de revenu.
La hiérarchie devient un repère psychologique : sans elle, la peur du vide.
Le système néolibéral s’en nourrit : il ne promet pas la richesse pour tous, mais l’assurance de ne pas finir dernier.
C’est la véritable ruse du capitalisme contemporain : entretenir la panique du déclassement plutôt que la promesse du progrès.
Ce mécanisme est si profondément intégré qu’il désamorce la solidarité avant même qu’elle ne s’exprime.
On comprend alors pourquoi tant d’électeurs modestes s’opposent à l’impôt progressif, aux aides sociales ou aux politiques écologiques perçues comme « punitives » : la peur d’être relégué, assimilé, déclassé.
Ce que les économistes appellent « last-place aversion », Marx y verrait une forme achevée de fausse conscience : l’intériorisation d’un ordre injuste sous couvert de dignité personnelle.
La hiérarchie comme drogue
Depuis des décennies, les politiques néolibérales s’appuient sur cette angoisse de la dernière marche. On a vendu aux classes populaires l’idée que la société n’était qu’une échelle : pour monter, il faut écraser. Et surtout : ne pas tomber.
Résultat : une guerre des pauvres entre eux.
Les ouvriers contre les chômeurs.
Les petits indépendants contre les « assistés ».
Les Français précaires contre les migrants.
Cette division permanente protège l’ordre établi : pendant que les « avant-derniers » défendent leur rang illusoire, les premiers raflent tout.
Comme le notait Marx, la domination tient moins par la force que par l’intériorisation de la hiérarchie.
La Franc-maçonnerie comme contre-modèle
La Franc-maçonnerie, paradoxalement, incarne le contraire exact de ce réflexe.
Dans le temple, le rang s’efface : chacun devient « frère » ou « sœur ».
Les symboles (équerre, compas, pierre brute…) rappellent que la véritable élévation est intérieure, non sociale.
L’apprenti apprend à polir sa pierre, non à grimper sur celle du voisin.
Mais cette égalité ne repose pas sur un idéal abstrait : elle est produite rituellement.
Dès l’initiation, le profane perd ses attributs : nom, profession, signes de statut.
Il est dépouillé de ses marques sociales, comme on efface un vieux programme mental.
Les déplacements dans le temple, les échanges codifiés, la position du maillet, la lumière, tout concourt à rééduquer la perception : le ‘supérieur’ profane devient l’égal symbolique.
Pendant la tenue, la hiérarchie est suspendue.
C’est une abolition temporaire mais réelle du monde extérieur.
Là où l’économie érige des murs, la loge crée un espace horizontal : une utopie concrète.
Les frères et sœurs ne cherchent pas à se hisser au-dessus, mais à s’élever ensemble vers le centre.
C’est cette expérience, fragile, rituelle, mais fondatrice, qui neutralise le syndrome du pénultième.
Là où le capitalisme entretient la peur de la dernière place, la maçonnerie enseigne qu’il n’y a pas de dernière place quand chacun est à sa juste place.
De la loge à la cité
Si la gauche veut redevenir audible, elle doit comprendre ce que les maçons avaient déjà saisi : on ne lutte pas contre les inégalités sans guérir la peur du bas.
Car la peur, c’est la colle du système. Elle empêche toute conscience de classe.
Elle fait préférer l’humiliation à la remise en cause.
Elle transforme les pauvres en chiens de garde du capital.
La solution n’est pas seulement économique : elle est culturelle, symbolique, presque spirituelle.
Il faut réhabiliter la valeur du collectif, l’idée que l’égalité ne rabaisse personne.
Que dans une société juste, on ne tombe pas : on se relève ensemble.
C’est ici que la Franc-maçonnerie rejoint la politique : son temple n’est pas un sanctuaire élitiste, mais une métaphore de la société qu’il nous faut rebâtir.
Un lieu où nul n’est avant-dernier, parce que nul n’est dernier.
Conclusion
Le capitalisme prospère sur la peur du déclassement ; la fraternité, sur la confiance dans l’élévation commune.
Entre les deux, il n’y a pas de compromis possible.
À la gauche de reconstruire une pédagogie du lien, de la solidarité, du courage collectif.
Et à chacun d’entre nous de comprendre que la seule hiérarchie acceptable, c’est celle du cœur et de la conscience.
On dissèque ici des idées, des textes ou des figures pour en exposer les mécanismes, les ambiguïtés, les usages. Un scalpel dans la main gauche, la pensée critique dans la droite.
Et pour cet article, j’ai utilisé la série uniquement parce qu’il n’est toujours pas légal de pratiquer des autopsies sur des gens vivants et que ce vert fait super joli en bas d’un article.
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Léon Chelli arpente les mondes de l’automobile et des énergies renouvelables à travers la transition écologique. Il y déchiffre mutations industrielles et stratégies de marché avec la lucidité un peu sauvage d’un promeneur qui choisit ses propres sentiers.
Il explore les transitions avec une vision systémique, entre ironie assumée et clarté analytique.
