Couverture du roman « 1984 » de George Orwell, référence à la novlangue et à la censure

Orwell l’avait prévu : la censure rend les idées im-pensables

Il est des mots que l’on voudrait rendre intraduisibles, ou plutôt im-pensables.
Leur effacement ne vise pas seulement à appauvrir la langue : il cherche à rendre certaines réalités non-pensables, donc inexistantes dans la conscience collective.

Orwell ne s’est pas trompé : il s’est seulement avancé de quarante ans.

Le vrai coup de force d’Océania n’était pas la surveillance généralisée, ni même la falsification permanente des archives.
C’était la novlangue : l’appauvrissement méthodique du langage, conçu pour rendre certaines idées littéralement impensables. Une langue amputée devient une pensée atrophiée.

Victor Klemperer, dans son étude de la langue nazie (LTI – Lingua Tertii Imperii), avait déjà montré que la domination commence par le lexique : quand les mots se corrompent, la conscience se tord.
Wittgenstein, philosophe d’une rigueur absolue, l’a exprimé sous une forme lapidaire :

‘Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde.’

Ce qu’il désignait là n’était pas un artifice rhétorique, mais une vérité anthropologique : nous ne pensons qu’à travers les mots dont nous disposons. Restreindre la langue, c’est restreindre le monde.

Nous y sommes.

Chacun devine la suite. Confrontés à la pression de publier, les universitaires banniront d’eux-mêmes les mots interdits.
Mais comme il n’est pas possible (ou pas intelligible) d’écrire sur les femmes victimes de viol conjugal sans employer les termes ‘femme’, ‘victime’ ou ‘traumatisme’, la recherche sur le sujet se tarira.
L’appauvrissement lexical se transforme mécaniquement en désert intellectuel.

Et la France ?

Nous ne disposons peut-être pas d’une liste officielle de mots bannis, mais nous avons perfectionné l’art des euphémismes.
Les violences policières deviennent des ‘incidents’ ; les morts de la rue sont ‘pris en charge par les services sociaux’ ; les féminicides, longtemps, n’étaient que de simples ‘drames conjugaux’, ou pire des ‘drames passionnels’.
Là aussi, le lexique étouffe la pensée : l’adoucissement des mots fonctionne comme un voile jeté sur le réel.

L’appauvrissement lexical se transforme mécaniquement en désert intellectuel.

Orwell, dans 1984, avait imaginé ce processus sous la forme d’une fiction totalitaire. Wittgenstein en avait formulé la logique implacable.
Klemperer en avait montré la réalisation concrète dans l’Allemagne nazie.
Et nous assistons aujourd’hui à une répétition, au cœur d’un régime qui se dit démocratique.

La conclusion est brutale : ce que l’on ne peut plus nommer, on ne peut plus le penser. Et ce que l’on ne pense plus cesse d’exister collectivement.

Alors, jusqu’à quand allons-nous tolérer que le vocabulaire de la dignité humaine soit effacé, remplacé par la langue morte des bureaucraties ?

Une réaction, un désaccord, une idée ?
Cliquez sur la bulle 💬 rose en bas à gauche pour laisser un commentaire.
Je lis tout. Je réponds toujours.

Envie de faire circuler cet article ?
Vous pouvez le partager via les icônes en haut ou en bas de cette page.

Envie de suivre les prochaines publications ?
→ S’abonner à la newsletter

0 0 votes
Évaluation de l'article

Publications similaires

S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires